Mardi 8 Novembre 2022
Cela fait bien longtemps que la plate-forme Lucie n’est plus accessible, largement ensevelie sous la grande congère sous le vent de GéoPhy. Une fois la pente de neige dure escaladée, le point de vue n’en reste pas moins imprenable… Nous sommes un petit groupe à scruter l’horizon au-dessus des îles Dumoulin, bravant l’air vif de cette belle soirée adélienne. Le soleil vient de disparaître derrière le continent. Posté en haut de la tour de contrôle du Lion, Manu signale à la radio l’apparition discrète d’un fin croissant de lune. J’ajuste le cadrage et lance la prise de vue en timelapse. L’astre rougeoyant se précise lentement au-dessus des bergs. Ce qui n’était qu’un frêle arc-de-cercle prend corps en quelques minutes, au fur et à mesure que notre satellite quitte la zone de pénombre projetée par la Terre. Au cours de l’heure suivante, la lune récupère finalement sa rondeur originelle… Sans un bruit, si ce n’est celui des rafales qui sifflent sur les passerelles. On ne pouvait espérer meilleures conditions pour observer le phénomène.
Jeudi 10 Novembre 2022
Il est 9h et la houle que nous avions prévu n’est pas arrivée. Je scrute les abords des îles du zodiaque aux jumelles, dans l’espoir d’apercevoir quelques gerbes d’écume… Mais la mer reste désespéramment étale. L’onde se serait-elle amortie en traversant le pack ?
Une heure plus tard, j’aperçois du coin de l’œil une plaque qui vogue librement devant l’île du Gouverneur. Avec un peu de retard par rapport aux prévisions, le train de houle finit par rentrer en gare sur la côte Adélienne. Vers la mi-journée, le ressac s’intensifie et les vagues finissent même par déferler sur les rochers de l’archipel. Le nilas, qui avait profité du calme de ces derniers jours pour se reformer au large du Cap des Barres et dans le chenal du Lion, est bien vite fracturé par l’énergie de l’océan. Puis vient le tour de notre banquise, qui se morcelle inexorablement. De l’autre côte de l’île, le bruit des vagues emplit la baie des épaves. Les damiers volent en rase-mottes au-dessus de la mosaïques de plaques disparates, ballotées par les vagues.
En fin de journée, la route qui reliait Pétrels à Prudhomme se retrouve finalement coupée. En contrebas du bureau météo, les tronçons de l’ancienne nationale s’éparpillent aux quatre vents. La baie Lejay n’est plus occupée que par un chaos de glace. Ce grand désordre contraste avec la blancheur unie qui prévalait le mois dernier. De l’autre côte du Lion, les bergs aussi ont été chamboulés par la puissance de l’épisode. De grands séracs se sont même effondrés sur le front du glacier de l’Astrolabe. Il n’a fallu qu’une demi-journée pour que le paysage se métamorphose totalement. Ce soir, le catabatique est de service base et demain, le ménage aura été fait… Il ne restera que du bleu.
Vendredi 11 Novembre 2022
Après une journée de travail bien remplie par l’assistance météo à fournir à l’équipage du Basler, je profite de la quiétude vespérale pour descendre au pied du mât Iono. Cela ne fait que quelques semaines que l’endroit est éclairé par le coucher du soleil, qui disparaît toujours plus Sud à mesure que le solstice d’été approche. Les Adélie vaquent bruyamment à leurs occupations : il y a encore le nid à défendre, les premiers œufs à protéger de l’appétit des skuas, des cailloux à voler discrètement au voisin…
En bord de banquise, les pétrels et les océanites volent au ras des flots. La surface de la mer reflète la lumière dorée du couchant. Soudain, le roi des airs en cette région surgit sans bruit, planant à quelques centimètres de l’eau. Le pétrel géant longe le front de banquise, poussé dans le dos par un catabatique régulier. En voyant ces images, Jimmy me fera remarquer plus tard que seules ses rémiges en bouts d’aile sont encore en place, les autres sont en cours de mue. Encore quelques instants magiques de cette vie sauvage qu’il va falloir quitter dans un mois…
Samedi 12 Novembre 2022
Une bonne partie de la TA 72 est réunie dans le laboratoire de géophysique, reconverti pour la 5ème fois de l’année en studio de radio. En parallèle d’un petit apéro improvisé avec les dernières denrées encore disponibles dans les malles, cinq hivernants se relayent au micro pour livrer des chroniques sur des sujets divers. Des regards complices sont jetés au-dessus des notes au moment des meilleures private joke, tournant en dérision les petits drames de notre vécu commun. Au programme de cette dernière émission, on retrouve pêle-mêle une parodie de journal radiophonique, une fausse rubrique nécrologique, un premier bilan personnel de l’hivernage ou une chronique scientifique visant à répondre aux interrogations des auditeurs… Mais où s’arrête le front d’un chauve ?
Avec l’arrivée de l’Astrolabe prévue en début de semaine prochaine, nous partageons encore un bel instant de convivialité.
Dimanche 13 Novembre 2022
Je suis redescendu au bord de la banquise, pour admirer le ballet des océanites et des pétrels au-dessus de l’eau. Cependant, le vent souffle selon une orientation différente ce soir, moins favorable au vol de proximité. Les passages d’oiseaux sont ainsi plus rares mais les couleurs chaudes de la fin de journée égayent invariablement le paysage glacé de la baie. Je ne me suis pas trop approché du bord de l’eau ce soir, me méfiant des effets d’une nouvelle houle, moins puissante. Une grande plaque de banquise oscille sous l’effet du ressac en grinçant. Elle finit par se détacher et s’éloigne rapidement.
Merci Adrien pour vos posts reguliers, magiques, poétiques. Mercîiiiiii