Dimanche 9 Octobre 2022
Les nuées défilent, balayées par l’établissement rapide d’un vent catabatique modéré. Ce soir, la tempête Camille a rendez-vous avec la Terre Adélie. A son approche, le ciel s’obscurcit au-dessus des icebergs du large. Entre deux bouffées de neige, le paysage redevient net un instant. Une grande plaque de banquise est en train de se détacher, devant le Rocher du Débarquement ! La visibilité chute de nouveau. Le blizzard masque définitivement le bouleversement qui est en train de s’opérer à quelques kilomètres de nos côtes… Peu à peu, l’hiver cède du terrain…
Lundi 10 Octobre 2022
Sous le soleil éclatant du printemps austral, l’horizon scintille comme il ne l’avait plus fait depuis 6 mois. Affaiblie par deux trains de houle de nord consécutifs, une nouvelle portion de banquise s’est morcelée avant d’être emportée au large par le vent. A sa place, les flots sombres de l’océan austral brillent au soleil. Je redoutais un peu cet instant, pensant être un tantinet triste de voir notre terrain de jeu se réduire aussi vite. Mais l’excitation de la nouveauté et la beauté de ce paysage recomposé l’emportent finalement. Comme en écho à ce changement de repères, les Adélie sont définitivement de retour sur Pétrels. Ce matin, ils sont une bonne dizaine à errer entre les cabanes du village magnétique. L’un d’entre eux a d’ailleurs pris possession du rocher jouxtant l’abri de mesures météo. Dans le chenal du Lion, les petits manchots sprintent au milieu des Empereurs… Ces derniers tentent de garder tant bien que mal leur zénitude légendaire, au milieu de toute cette agitation.
Mardi 11 Octobre 2022
Nicolas lance la dameuse à l’assaut de la pente englacée qui mène au point D10, quelques kilomètres plus haut sur le continent. C’est la première fois depuis le mois de Mars dernier que nous montons aussi haut sur la calotte glaciaire. Nous reconnaissons aujourd’hui l’état du site destiné à la préparation de la piste d’aviation de la Terre Adélie. Le petit shelter météo émerge au-dessus de nous, stationné expertement par les Prudhommiens au sommet d’une petite butte. Cette position a permis de largement limiter son enneigement : pas un coup de pelle n’est nécessaire pour ouvrir la porte.
Quelques hectomètres plus loin, des piquets rouges disposés aux 4 coins du groomer indiquent son emplacement. Après 2h30 de déneigement et de déglacement à coups de pelles et de pioches, le Challenger réussit à extirper l’engin de sa gangue de neige. Cette espèce de charrue permet de casser les blocs de neige, avant d’en lisser la surface. Dès le prochain créneau météo, Loïc pourra donc entamer la préparation minutieuse de la piste d’atterrissage, qui devrait permettre l’arrivée des premiers campagnards d’été dans deux semaines. Plusieurs passages seront nécessaires afin d’obtenir une piste lisse et solidifiée par le regel.
Je me perche quelques minutes à l’arrière du Piston Bully pour contempler le paysage, plus familier qu’à ma précédente visite en début d’année. La pointe Ebba s’avance dans l’océan dans le prolongement de la côte. Grâce aux quelques 250m d’altitude, le panorama se déploie au-delà de l’alignement des grands Bergs de l’Est. Le regard porte jusqu’aux rochers du cap Bienvenue. Là-bas aussi, le bleu a gagné du terrain. Un grand isthme de glace relie un des icebergs à la côte, pour quelques jours encore.
Plus au Nord, la façade Sud du Rocher du Débarquement est encore prise dans la glace, mais la mer baigne de nouveau ses autres côtés. Je m’amuse à retrouver les noms des Bergs qui nous ont accompagnés cet hiver : le tabulaire brisé derrière Pétrels, le Toboberg vers la Dent, le Skate-Board à côté de Pasteur… Depuis ce point de vue, l’archipel prend des proportions de maquette.
Mercredi 13 Octobre 2022
Arrivant entre les îles du Zodiaque, des groupes de petits points noirs glissent à tout allure vers l’archipel. De loin, les mouvements vifs de ces silhouettes évoquent le déplacement d’un escadron de voitures télécommandées. Les Adélie doublent sans vergogne les colonnes d’Empereurs. Ils sont apparemment très pressés de rejoindre leur lieu de villégiature répartis aux 4 coins de l’archipel. Les voilà qui grimpent à l’assaut de la pente Glacio, avant de s’installer sur les quelques zones déjà déneigées par l’ardeur du soleil. Depuis le rapprochement de la polynie, la population de Pétrels augmente exponentiellement. Ils sont désormais des centaines à avoir repris leurs droits sur les colonies de l’île. Les plus prévoyants commencent déjà à amasser les cailloux, j’observe un moment leurs laborieux allers-retour dans la colonie. Pour l’instant, il y a assez de ressources pour tout le monde. En plus, les femelles ne commenceront à arriver que dans quelques jours. Ainsi, les conflits de voisinage restent encore rares. L’île reste paisible pour quelques jours encore.
Jusque là, j’ai vécu l’hivernage comme une sorte de gradation, vers de plus en plus de nouveauté, d’animaux à photographier, de phénomènes à observer… Ti pa ti pa, les jalons ont défilé : le départ de l’Astrolabe, l’arrivée des Empereurs, les premières aurores australes, la Mid-Winter… La croissance de la banquise au cours de l’hiver nous a permis de nous aventurer toujours un peu plus loin chaque mois. Cette semaine, l’épanouissement de cette grande nappe bleue à l’horizon indique bel et bien que le cycle s’apprête à se refermer. Le retour des Adélie et des longues soirées d’été commencent à évoquer les souvenirs de la campagne d’été dernière, quand nous étions encore des Adéliens tout frais émoulus…
Dès lors, le sujet du retour commence à être évoqué à demi-mots. La teneur des chroniques entendues dans la dernière émission de Skuarock (« On fait skua ce soir ? », 97.8 sur la bande FM) confirme que ces préoccupations commencent à trotter dans la tête des hivernants de DDU. Il nous reste encore deux mois dans notre bulle, loin de ce monde qui ne nous a pas attendu pour changer.
Merci Adrien. Vos récits sont tellement précieux et beaux….