Mardi 7 Juin 2022
Équipés plus légèrement que de coutume, nous dépassons bientôt la piste du Lion en trottinant, avant de nous élancer vers la Dent. Notre première balise est clairement reconnaissable : une molaire de roche brune, enchâssée dans sa gencive de givre. L’alternance de bancs de neige plus denses et de plaques de banquise friable fractionne une nouvelle fois l’effort à fournir. Notre objectif atteint, nous mettons le cap sur les îles Curie en passant le long d’un grand berg basculé. Sous le vent de cet immense toboggan, la glace de mer laissée à vif apparait d’un gris laiteux sans sa couverture de neige habituelle. Une cérémonie de baptême est rapidement organisée au pied du géant : il sera désormais désigné par l’appellation ToboBerg. Pour celui qui exhibe des strates de glace noire à son sommet, Jimmy propose le Tiramisu. A mesure que nous remontons au Nord vers Curie, un autre géant apparait derrière le premier. Il s’est probablement retourné complètement et sa base, creusée par la fonte, se retrouve désormais à l’air libre. Ses façades ciselées évoquent une cathédrale gothique, toute de colonnes et d’arcs-boutant en équilibre précaire. Ce sera La Sagrada Familia.
Samedi 11 Juin 2022
Le soleil ne va se lever que dans 1h30 et la lueur du jour monte paresseusement au Nord-Est. Dans le grand couloir entre le tabulaire qui stationne derrière l’île Bernard et le front glaciaire de l’Astrolabe, l’ambiance est calme, la lumière bleue et tamisée. Le colossal parallélépipède dont nous faisons le tour aujourd’hui est désormais connu sous le nom d’île flottante, en hommage au dessert du week-end dernier préparé par Zoé, notre pâtissière. Nous franchissons plusieurs rivières dont certaines atteignent un mètre de largeur. Il s’agit de trouver les passages où les deux lèvres de banquise se rapprochent, pour franchir la démarcation sans risque de baignade involontaire. En effet, sur l’axe de la fracture, la glace n’est épaisse que de quelques centimètres, un seul coup de bâton suffit à la briser.
A l’Est de l’île flottante, la banquise s’est plissée sous l’effet des contraintes exercées par la marée. Celle-ci fait osciller les immeubles de glace alentour, ce qui comprime ou étire la couche de glace en surface. Notre groupe navigue entre des vagues d’une cinquantaine de centimètres de haut. Cette houle restera figée le temps d’un hiver. La transparence du sol laisse voir de multiples fractures internes, qui ressemblent à s’y méprendre à des branches de corail emprisonnées dans la glace. A certains endroits, la banquise a fini par se briser. Deux rangées de hummocks se font face, là où deux plaques entrent en collision. Une grande rivière regelée balise un axe de divergence quelques centaines de mètres plus loin. Si vide au premier regard, le paysage apparait vite sculpté par cette tectonique des plaques. L’accès au cordon de grands bergs qui se sont détachés lors du vêlage de l’Astrolabe au printemps dernier est défendu par une zone de chaos. Cet enchevêtrement de blocs, de hummocks et de rivière empêche le passage avec une pulka.
N’étant ni de quart météo ni d’astreinte pompier, je suis ressorti cet après-midi pour retourner auprès du grand tabulaire. Dans la lumière rasante du couchant, de grandes ombres se trouvent projetées sur ses flancs. Nous restons à distance respectueuse de ces grandes façades immaculées, aux arêtes coupées à la hache. En l’espace de quelques heures, le changement de lumière a totalement métamorphosé le paysage. La disposition générale en paraît changée, certains éléments cachés dans l’ombre ce matin se retrouvent désormais sous les feux orangés du soleil couchant. Et puis, au détour de l’île flottante, la Lune apparait au-dessus des cimes dentelées de l’Astrolabe…
Le soleil est couché depuis une demi-heure. Les cieux présentent désormais un dégradé complexe d’orange, de bleu, de mauve, de rose, de blanc aveuglant au zénith. Je n’essaie pas de prendre une photo, je n’en ai pas envie. A pas lents, nous regagnons la base en laissant le temps à ces couleurs éthérées d’infuser dans nos souvenirs.
Lundi 13 Juin 2022
Un bel enroulement dépressionnaire a circulé au Nord de la Terre Adélie cette nuit. L’éclairage fourni par la lune a permis au satellite Suomi-NPP de capturer une image de la situation météo, depuis son orbite située à 824 km d’altitude. Ce portrait de la tempête Nicolas apparaît balafrée par de grandes franges lumineuses… Il s’agit d’aurores australes, dont la lumière diffuse est captée par les instruments du satellite.
Les rafales ont atteint 150km/h dans la nuit, mais se sont interrompues brutalement pendant le petit-déjeuner. Profitant au maximum de cette accalmie que nous savions temporaire, nous avons lancé le ballon météo juste avant le retour du vent fort. Celui-ci a été pris dans le ressaut catabatique et catapulté à 2000m d’altitude en à peine plus de 2 minutes, atteignant ponctuellement une vitesse ascensionnelle de 70 km/h contre 18 km/h habituellement.
Quelle magnifique promenade, merci pour vos nouvelles et superbes photos du bout du monde !!
Impressionant!