Mercredi 22 Janvier 1840
Louvoyant entre les derniers icebergs, le canot-major de l’Astrolabe progresse à bonne allure vers la terre aperçue quelques heures plus tôt depuis le pont de la corvette. Chaque coup de rame rapproche un peu plus les hommes des rochers bruns, alignés devant les falaises de glace du continent. Depuis leurs perchoirs de glace, les manchots surveillent d’un air surpris ces intrus d’un genre nouveau. La soirée est bien entamée quand les marins touchent finalement au but. Le ressac ne facilite pas les opérations de débarquement, mais pour arriver jusque là, les marins ont déjà traversé des épreuves autrement plus périlleuses. Ils sont les premiers hommes à poser le pied sur cette terre du bout du monde, que Jules Dumont D’Urville baptisera le lendemain « Terre Adélie ».
Les hommes de l’Astrolabe sont vite rejoints par leurs compagnons de la Zélée, venus à bord d’une seconde embarcation. Ainsi réunis, les deux équipages plantent ensemble l’étendard tricolore au sommet de l’ilôt, prenant symboliquement possession des lieux malgré les protestations des ‘pingoins’ autochtones. Précieusement conservée depuis le début de l’expédition dans l’espoir de cette découverte, une bouteille de Bordeaux est partagée par les français en guise de cérémonie. Quelques coups de pioche permettent de prélever des échantillons de granit, ramenés par la suite en métropole à des fins de conservation. En effet, l’histoire naturelle de ces régions hostiles reste pour l’heure tout à fait inconnue.
Un grand « hourra » trouble la quiétude antarctique une dernière fois, avant que les deux embarcations ne remettent le cap vers le large. Elles sont bien frêles comparées aux géants de glace, qu’elles contournent pour la seconde fois aujourd’hui. Du haut du rocher, désormais rendu à ses propriétaires naturels, on aperçoit au loin les grandes mâtures des vaisseaux français. A bord, les commandants attendent encore la confirmation de la réussite de leur folle entreprise. Après cette brève incursion, aucun humain ne reviendra en ces lieux au cours des 110 prochaines années.
Mercredi 27 Juillet 2022
Cela faisait maintenant une quinzaine de jours que nous guettions la survenue d’un créneau météo favorable afin de rallier le fameux Rocher du Débarquement, à 8km au Nord-Est de l’île des Pétrels. Pour que l’organisation de cette sortie emblématique de la Terre Adélie devienne possible, plusieurs critères doivent être réunis :
- une durée du jour suffisante (c’est le cas depuis deux semaines environ)
- une banquise de bonne épaisseur
- une couche nuageuse peu dense pour éviter le jour blanc
- des conditions de neige favorables
- une atmosphère particulièrement calme sans aucun risque catabatique
Grâce à une petite poussée anticyclonique descendue du continent, nous bénéficions aujourd’hui d’une belle fenêtre météo jusqu’en fin d’après-midi. Le mercure dépassant les -10°C, c’est même un créneau de luxe qui s’offre à nous ! Seul bémol, un récent épisode de neige a recouvert la banquise d’une belle épaisseur de neige fraîche et le vent n’a pas encore eu le temps de la travailler suffisamment pour la rendre assez solide. Dès lors, la reconnaissance effectuée hier dans la baie des Épaves suggérait une progression plutôt laborieuse…
Le choix des armes ayant été laissé libre, ce sont finalement deux skieurs et cinq randonneurs en raquettes qui s’élancent à 9h depuis le pied du Cap des Barres. Le modeste vent catabatique de la fin de nuit tombe peu après. Les premiers hectomètres confirment le pressentiment de la veille : les cuisses vont être mises à l’épreuve ! Une fois la pointe Nord de la piste du Lion doublée, le grand espace blanc s’offre à nous comme jamais encore depuis le début de l’hivernage… Cela fait en effet 8 mois que nous ne sommes pas allés à plus de 5 kilomètres de la base.
La veille, Bertrand nous avait donné une de ses astuces de marin : en alignant la tour de contrôle du Lion et le mât Iono, on obtient une bonne indication du cap à tenir pour rejoindre Débarquement. Après un petit coup d’œil sur les positions de ces deux amers, j’ouvre un moment la marche. Je profite pleinement de la liberté grisante offerte par cette navigation à vue, au milieu des bergs et des îles de l’archipel. Sur les vagues de poudreuse, pourtant immobiles, les conditions sont changeantes. On s’enfonce d’une vingtaine de centimètres sous le vent d’une petite crête, puis on marche sur une surface si dure qu’elle grince comme un vieux parquet. La hauteur des sastrugi avoisinent même le mètre sous le vent des îles Dumoulin… Après quelques pauses passées à mâcher patiemment les barres énergétiques durcies par le froid, il nous faut finalement un peu plus de 2h d’efforts pour arriver au pied de l’ilôt.
Après une dizaine de mètres de grimpette, Loïc est le premier à découvrir l’emplacement de la plaque commémorative. Celle-ci est déjà passablement usée par les éléments. Sans un souffle de vent, les conditions sont parfaites et nous permettent de profiter des lieux sans être pressés par le froid. Pourtant bas, le soleil de Juillet semble vouloir nous offrir un peu de sa chaleur… A moins que cette discrète sensation ne soit que psychologique ! Malgré son altitude modeste, la prédominance du rocher permet de profiter d’un immense panorama dans toutes les directions. Loin au Sud-Ouest, les silhouettes des bâtiments de la base apparaissent tout petits, perchés sur le dos de l’île des Pétrels.
A l’Est, derrière l’enfilade de grands bergs qui prolongent le front glaciaire de l’Astrolabe, la ligne ininterrompue des falaises de glace se perd dans la distance. Et l’on se prend à rêver de naviguer à bord de la Zélée ou de l’Astrolabe le long de ces menaçants remparts, toujours un peu plus loin…
Des rasades de tisane sucrée, des Mars et de précieux Grany au chocolat reconstituent nos réserves avant le voyage de retour. Après quelques photos de groupe, nous quittons ce lieu hautement symbolique. Encore une fois, quelle chance d’avoir l’opportunité de mettre les pieds dans des endroits aussi singuliers et aussi beaux !
Au retour, Eurêka, nous comprenons vite pourquoi les manchots se déplacent en file indienne ! Emprunter la trace déjà tassée à l’aller représente quand même un sacré gain d’énergie… D’ailleurs, les principaux intéressés ne s’y sont pas trompés ! Les Empereurs croisés un peu plus tôt ont finalement utilisé notre sentier pour revenir plus facilement à la colonie, damant les irrégularités sous leurs ventres rebondis car remplis de krill. Et c’est donc finalement à un bon rythme que se déroule le retour.
Avec Manu, nous remarquons au loin que le cap Prudhomme est devenu brumeux… Quelques minutes plus tard, une brusque accélération du vent nous cueille à quelques centaines de mètres de Pétrels. Les rafales ne lèvent qu’un chasse-neige bas, sans faire réellement baisser la visibilité. Dans la lumière orangée du couchant, les grains de neige filent au-dessus nos bottes. Nous hâtons un peu le pas pour traverser à gué ce grand fleuve doré. Une fois remontés sur le Cap des Barres, un mur de neige transparent et irrégulier s’offre à notre vue entre les îles du Zodiaque et Prudhomme. Après quelques instants de contemplation, la radio crachote : « Au fait, on vous a laissé des croque-monsieurs sur la table du séjour ».
Je me dois de clôturer ce billet en citant un grand explorateur basque : « Quelle journée ! »
Malgré l’effort, vos sourires montrent bien votre bonheur, chanceux !!
Beau partage du sentier avec les Empereurs.